Travail formateur
Pour bien situer les rapports entre travail, expérience, connaissances et compétences, il y a besoin de les regarder dans des temps longs. Depuis toujours, il n’y a pas de connaissance qui n’ait émergé d’une expérience, d’une réaction à la nature, d’une action pour la transformer, d’un échange entre humains pour transmettre une compréhension d’un phénomène et rendre possible l’action à plusieurs. Les mêmes réseaux neuronaux constituent des images puis acquièrent par répétition une stabilité ; les connaissances sont des formes de cristallisation de l’expérience qui la rendent transmissible. Certains ethnologues montrent ainsi que l’homme a un langage parce qu’il a une main qui lui permet de modeler et transformer des objets, et pas seulement de les prendre ou les lâcher. S’institue ainsi une forme de distance et une capacité où les sons prennent sens et font à leur tour émerger avec le langage une forme sociale d’échange tourné vers l’action commune. Depuis l’aube de l’humanité, en structurant ses connaissance au sein du langage, l’homme comprend et discute à perte de vue le monde dans lequel il se trouve avec d’autres, y compris en se disputant sur le sexe des anges.
Un renversement s’opère avec la naissance du monde moderne, moment de prise de conscience de la distance entre monde humain et monde façonné par la nature : la connaissance fruit de l’expérience devient elle-même source d’expériences nouvelles. La connaissance outil d’appréhension et de compréhension de la nature devient moyen d’investigation et de transformation. Ainsi dans la société, portés par le même mouvement, se distinguent des individus qui revendiquent leur autonomie par rapport aux ordres divins, et naissent des savants qui ne sont plus seulement des sachants, mais se font créateurs, voire démiurges. De cet essor des sciences nait la première révolution industrielle, avec une maîtrise de la matière et de l’énergie venant épauler et démultiplier l’effort humain dans des proportions inimaginées antérieurement.
Nous sommes les enfants de ce renversement du rôle de la connaissance. Rationaliser, faire prévaloir les connaissances sur les croyances, réorganiser les relations de productions pour les sortir de la dépendance du tour de main de l’artisan et de ses savoirs implicites, fut sur le plan social une longue et dure bataille qui conduisit à une refonte de l’ensemble de la société et des hiérarchies entre corps pour aboutir au milieu du siècle dernier à ce triptyque longtemps considéré comme stable : droit du travail, sécurité et protection sociale / qualification professionnelle et conventions collectives / généralisation du système scolaire d’enseignement. Ce n’est en effet qu’avec l’essor de la rationalisation industrielle que le terme “qualification”, inscrit dans les conventions collectives et les grilles de classification, prend le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Avant on faisait bien sûr une distinction entre travailleurs qualifiés et non-qualifiés, mais cela différenciait ceux qui avaient un métier assurant leur autonomie, qu’ils l’exercent seul ou pour un employeur, et les autres dont l’activité était réglée par l’employeur en fonction de leur place dans une organisation. Très vite apparurent les limites de cette distinction issue de l’opposition entre professionnels de métier et manœuvres. De plus en plus de salariés possédaient et maniaient des connaissances qui les rendaient indispensables et qu’il fallait bien considérer comme qualifiés même s’ils n’avaient pas de métier. C’est pour reconnaitre leurs qualités que l’on s’est mis à parler de qualification. Il fallut bien une quarantaine d’années, des années 10 aux années 50, pour s’accorder sur sa valeur propre et établir une équivalence légitime entre niveau de technicité qui déterminait le niveau d’emploi et niveau de formation défini par sa durée. Mais en déterminant la valeur du travail par la formation, et celle de la formation par sa durée, on dévalorisait la pratique et l’expérience qui avaient prévalues jusqu’alors. Le système scolaire qui les délivrait se trouvait chargé, en France plus qu’ailleurs, d’un rôle de grand organisateur de toute hiérarchie sociale, se déconnectant progressivement des hiérarchies professionnelles internes rejetées comme corporatistes. On comprend mieux de ce fait l’extension de l’emprise du diplôme dans notre société conditionnant l’accès aux emplois, et la prévalence de la formation initiale et d’une conception de la formation continue qualifiante comme s’exerçant hors travail.
Ce modèle continue de nous imprégner même si depuis une bonne trentaine d’années, en apprenant à travailler l’information et pas seulement la matière, nous connaissons de nouveaux bouleversements qui redonnent leur valeur à l’expérience et à la pratique des individus -à leur “compétence”- dans le développement de nouvelles formes de productivité, sans pour autant que l’on ait encore d’échelle légitime pour la mesurer.
Ce que l’on appelle les “compétences” d’une personne n’est jamais du seul ressort de la connaissance et de son application. Elles réfèrent à une combinaison originale de connaissances, de réflexions, d’expériences, effectuées par un individu pour agir en fonction des situations où il se trouve et des problèmes qui lui sont posés. Par rapport au terme de “capacité”, la compétence inclue une idée d’autonomie chère aux traditions de métier : le travailleur compétent n’est aps seulement capable, il fait sans qu’il soit besoin de lui demander ou commander. La compétence ajoute donc à la qualification définie a priori cette part d’autonomie et d’implication du salarié dans son travail, que les formes industrielles avaient aplatie en faisant comme si les salariés de même qualification étaient interchangeables. Ils l’étaient tant que ne leur était demandé que de se conformer aux consignes, mais cela se révélait peu réaliste dès qu’il leur était demandé qu’ils y mettent du leur pour que ça marche, qu’ils prennent des initiatives, réfléchissent et innovent.
La prise en compte des compétences, et plus seulement du niveau de formation et de la qualification, comme repère de la valeur de l’activité professionnelle correspond à un changement de notre regard sur le travail qui comporte toujours une part de conception même dans les tâches d’exécution les plus prescrites ; de regard sur l’organisation qui vise moins à tout prévoir à l’avance qu’à créer les conditions que ceux qui doivent faire aient les éléments leur permettant d’orienter leurs actions de façon pertinente ; et enfin de regard sur les salariés considérés non plus comme simples exécutants, mais comme étant eux-mêmes producteurs, dans leurs activités, de connaissances nouvelles utiles sources de productivité et d’innovations.
C’est un retour à l’importance de l’expérience comme productrice de connaissances. Comment les partager, les capitaliser, et même les nommer pour pouvoir les reconnaitre ? Comment faire de cette dynamique un levier de développement conjoint des individus et des organisations ? C’est le sujet de notre journée que je voudrai ouvrir avec trois remarques sur les conditions d’un travail formateur :
– pas de progression dans une activité vécue en robot, comme si on en était absent. Il importe donc de donner de l’autonomie aux salariés pour qu’ils puissent se considérer comme acteurs, auteurs de leurs actes et être présents dans leur activité
– pas d’appropriation durable de savoir sans mise en mots, il importe donc de créer de la distance par la discussion et de permettre que l’expérience soit explicitée, et de faire des disputes et conflits d’interprétation une richesse et non un obstacle à éviter,
– pas de transmission ni de partage sans capitalisation d’expérience, il faut donc en assurer le retour en l’analysant et le mettre en forme en l’inscrivant dans un savoir structuré, que cela concerne des connaissances disciplinaires ou des manières de faire professionnelles.
Yves Lichtenberger
Observatoire des Cadres et du management