Jusqu’aux années 1980, il existe un consensus dans les entreprises où le respect des grilles de qualifications et du contenu des fiches de poste suffit à s’assurer, a priori, de la qualité de la production. À la fin des années 1980, la notion de compétence, concernant jusqu’alors principalement les activités libérales et autonomes (Lichtenberger, 2011), s’étend aux entreprises. Le « modèle de la compétence » (Zarifian, 1988, 1999, 2001) propose un mode de mobilisation des salariés fondé sur la responsabilisation autour d’objectifs et sur la valorisation des prises d’initiatives. Ce changement de modèle fait de l’évaluation de la qualité, a posteriori, un enjeu central. On assiste alors au passage d’une évaluation fondée sur les méthodes et procédures liées aux postes à une évaluation fondée sur les résultats du travail. D’une part, cette évaluation doit représenter une valorisation des compétences des salariés et de leur participation à la performance de l’entreprise. D’autre part, s’intéresser aux résultats permet aux entreprises d’évaluer le travail en passant outre la question de sa complexification (montée en technicité, gestion fréquente d’imprévus, etc.) et de la montée des exigences pesant sur lui (intensification de la concurrence, prise en compte du client, etc.) (Veltz, 2000).
On observe alors l’émergence d’un certain nombre d’outils d’évaluation individuelle du travail et de ses résultats, notamment l’entretien annuel d’évaluation, mais aussi la rémunération variable. Ces dispositifs vont se généraliser et se diversifier. C’est notamment le cas des entretiens individuels dont la fréquence et les sujets abordés (formation, carrière, résultats, etc.) ont connu une évolution constante. La mise en place de ces dispositifs doit s’inscrire dans un mouvement de reconnaissance des salariés et de leur contribution à la performance de l’entreprise. Il fut cependant reproché à cette reconnaissance de se fonder sur des critères essentiellement individuels, tandis que des travaux ont insisté sur la nécessité d’ancrer l’évaluation dans le contexte d’un travail collectif 2. En parallèle, l’évaluation devient contingente des objectifs attribués pour le travail par les entreprises et, par conséquent, de leurs orientations stratégiques, au sein de mondes économiques devenus plus instables et soumis à des aléas sur des périodicités de plus en plus courtes. Aussi, si les dispositifs d’évaluation du travail ont connu une certaine stabilité, il est régulièrement reproché aux entreprises l’opacité et la subjectivité de leurs critères.
Qualifications et compétences ne sont pour autant pas opposables en tout point (Lichtenberger, Paradeise, 2001 ; Zarifian, 2001) ce qui se retrouve dans les choix managériaux en matière d’évaluation. Évaluation comme contrôle de procédures ou comme valorisation des compétences ; collective ou individuelle ; fondée sur des attributions inscrites dans des fiches de poste ou sur les résultats : ces questions ne sont pas réglées (ont-elles vocation à l’être ?) et contribuent à une multiplication des formes d’évaluation.
L’évaluation semble pouvoir posséder une puissante dimension cognitive permettant de saisir le réel et de construire l’action. Or, à l’excès, elle conduit à réduire le réel à ce qui est mesurable, à montrer certaines choses et à en masquer d’autres. 3
Les travaux ont alors été nombreux à observer la dimension performative de l’évaluation sur le travail. La sociologie de la gestion a par exemple observé le caractère « prégnant » d’indicateurs et de dispositifs (Boussard, 2001) ne se contentant plus d’évaluer le travail. Ils s’imposent à l’ensemble de l’organisation, font de la dimension qu’ils évaluent son seul point d’attention (exemple : chiffre d’affaires réalisé) et contribuent à invisibiliser tout autre aspect du travail (exemple : qualité de service, respect des procédures). Noter le caractère potentiellement prégnant de l’évaluation du travail c’est identifier le risque que le travail n’ait pour seul enjeu que de convenir à son évaluation. Ces indicateurs et dispositifs étant le produit d’une construction sociale – reposant sur des choix partiellement subjectifs quant aux éléments pris en considération et à la valeur qui leur est attribuée – ils contribuent à diffuser dans l’organisation les valeurs de leurs créateurs (Boussard, 2008).
L’évaluation du travail est ainsi porteuse d’une représentation du travail pouvant différer, parfois grandement, du vécu des salariés. En psychologie clinique, un auteur comme Christophe Dejours a documenté cet écart entre évaluation du travail et travail réel, ainsi que les effets potentiellement néfastes de l’évaluation individuelle et du management par objectifs sur le rapport au travail, la santé et la motivation (Dejours, 2003). En parallèle, une étude de la DARES de 2015 basée sur une enquête statistique établit un lien entre l’existence d’objectifs chiffrés pesant sur le travail et l’exposition aux risques psychosociaux. Or, elle souligne également que les salariés bénéficiant d’entretiens d’évaluation reposant sur des critères clairement établis sont moins exposés à ces risques. Cette même étude note enfin que les populations de cadres sont particulièrement concernées par la combinaison d’objectifs chiffrés et d’entretiens d’évaluation aux critères établis. Que faut-il alors en déduire concernant le travail des cadres face aux dispositifs d’évaluation ?
Les mondes du travail connaissant aujourd’hui un certain nombre d’évolutions décisives, certaines d’entre elles venant remettre en question des formes traditionnelles de l’action organisée. L’émergence de forme de travail hors des murs de l’entreprise (télétravail, espaces de coworking, etc.) et d’entreprises désormais « libérées » – notamment du management, des lignes hiérarchiques imposantes et des appareils gestionnaires – s’accompagnent d’un regard critique porté sur l’efficacité des dispositifs d’évaluation 4 lorsque comparée à leur coût 5. Est-il alors possible d’imaginer une organisation sans évaluation du travail ?
En parallèle, le mouvement dit de « digitalisation » des entreprises participe, en plus de l’émergence de nouveaux outils numériques, à la diffusion de nouveaux modes de fonctionnement organisationnel reposant sur le principe de transversalité et d’horizontalité des relations. Ces outils et principes pourraient faciliter la généralisation des modes d’évaluation à sources multiples : le client (principe maintenant installé mais prenant une dimension nouvelle à travers les réseaux sociaux), les collègues, les collaborateurs, l’auto-évaluation, etc.
BOUSSARD V. (2001) : « Quand les règles s’incarnent, l’exemple des indicateurs prégnants », Sociologie du travail, vol.43, pp. 533−551.
BOUSSARD V. (2008), Sociologie de la gestion, les faiseurs de performance, Paris, Belin. Dejours, 2003
DEJOURS C. (2003), L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, inra Éditions.
DESROSIERES A. (2007), Pour une sociologie historique de la quantification : L’Argument statistique, Presses de l’École des Mines de Paris, 2007.
LICHTENBERGER Y. (2011), « Gestion des compétences et valeurs du travail », In José Allouche,
Encyclopédie des ressources humaines, 3ème édition, Vuibert.
PARADEISE C., LICHTENBERGER Y. (2001), « Compétence, compétences », Sociologie du travail, n° 1, pp. 33-48.
SUPIOT A. (2010), L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Paris, Seuil.
SUPIOT A. (2015), La Gouvernance par les nombres, Édition Fayard, 512 p.
VATIN F. (2010.), Evaluer et valoriser : une sociologie économique de la mesure, Presses universitaires du Mirail, coll. Socio-logiques, 306 p.
VELTZ P. (2000), Le nouveau monde industriel, Gallimard, 274 p.
ZARIFIAN P. (1988), « L’émergence du modèle de la compétence », In F. Stankiewicz (dir.), Les stratégies d’entreprises face aux ressources humaines. L’après-taylorisme, Paris, Economica, pp. 77-82.
ZARIFIAN P. (1999), Objectif compétence, pour une nouvelle politique, Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons.
ZARIFIAN P. (2001), Le modèle de la compétence. Paris, Éditions Liaisons, 114 p.
« Pourquoi les entreprises évaluent-elles individuellement leurs salariés ? », Document de travail du Centre d’Étude de l’Emploi, n°21, février 2003.
« Pilotage du travail et risques Psychosociaux », DARES Analyses, n°3, janvier 2015.
1 : Des auteurs comme Alain Desrosières proposant le concept de quantification (Desrosières, 2000, 2007)
2 : « Pourquoi les entreprises évaluent-elles individuellement leurs salariés ? », Document de travail du Centre d’Étude de l’Emploi, n°21, février 2003.
3 : On peut ici parler de « régulation par les chiffres » (Desrosières, 2007) ou de « gouvernance par les nombres (Supiot, 2010, 2015)
4 : Selon une étude du cabinet Tower Watson, 75% des entreprises européenne pratiques l’évaluation annuelle, et seul 36% la juge performante.
5 : Une entreprise américaine de 10 000 salariés dépense en moyen 35 millions de dollars par an dans ses processus d’évaluation annuelle.